Entre bases documentaires et liens humains, la connaissance n’existe vraiment que lorsqu’elle est partagée.
Entre capitalisation et coopération : le dilemme des organisations apprenantes
Dans un monde où les organisations cherchent à conjuguer rigueur structurelle et agilité collective, la gestion des connaissances devient un enjeu stratégique majeur. Comment concevoir des systèmes de savoirs qui servent réellement la performance, l’autonomie et la coopération ? Comment éviter que les outils censés capitaliser l’expertise ne deviennent des silos morts ? L’étude conduite par John Child et Michelle Shumate apporte des réponses précieuses à ces questions, en éclairant les tensions profondes entre structure et relation, entre systèmes et dynamiques humaines.
Deux approches de la connaissance, deux effets très différents
L’étude distingue deux logiques fondamentales de gestion du savoir. D’un côté, les systèmes formels de type repository : bases de données, plateformes numériques, dispositifs documentaires destinés à stocker, structurer, archiver. De l’autre, les dynamiques centrées sur les personnes : communautés de pratique, mentorat, échanges entre pairs, réseaux informels. À première vue, ces deux dimensions apparaissent comme complémentaires. Pourtant, leur impact sur l’efficacité perçue et la qualité du travail collectif est loin d’être équivalent.
En mobilisant une méthodologie mixte combinant questionnaires, observations et analyses croisées sur un échantillon de 136 professionnels répartis en 36 équipes projets, les auteurs montrent que les approches centrées sur les personnes produisent un effet plus fort, plus direct et plus dynamique. Elles favorisent la confiance, fluidifient la coopération, permettent une mobilisation rapide et contextuelle des savoirs utiles. Les repositories, en comparaison, jouent un rôle secondaire : sécurisant, structurant, mais relativement passif dans l’activation des intelligences collectives.
Le savoir ne vaut que s’il est incarné
L’enseignement central de cette recherche est limpide. La connaissance ne se résume pas à un contenu. Elle est une interaction. Une base documentaire peut contenir des milliers de données sans produire de valeur tant qu’elle n’est ni contextualisée ni partagée. À l’inverse, une discussion informelle entre deux collègues expérimentés peut faire basculer une stratégie. Le savoir est toujours relationnel, situé, incarné dans des voix, des gestes, des regards, des intentions.
C’est dans la circulation, dans la capacité à dialoguer autour de ce qui est su, que réside la puissance de transformation d’un collectif. Et cette dynamique relationnelle ne se décrète pas. Elle se facilite, se cultive, se soutient.
Activer la complémentarité plutôt que l’opposition
Ce que révèle aussi l’étude, c’est la puissance de l’hybridation. Lorsqu’un repository est adossé à une culture d’échange vivante, son impact s’amplifie. Il cesse d’être un simple réservoir pour devenir une ressource activée, commentée, enrichie. Le savoir structuré devient alors prétexte à dialogue, support à transmission, point d’ancrage pour l’apprentissage collectif. Et inversement, les échanges informels mettent en lumière les connaissances à formaliser, à partager, à pérenniser dans la mémoire organisationnelle.
Ce n’est donc pas un choix entre outils et humains, mais un appel à penser leur articulation. Non pas accumuler des données, mais générer des conversations. Non pas sanctuariser l’existant, mais le rendre vivant.
Vers une gouvernance sociale du savoir
Les implications managériales sont profondes. Il ne suffit plus d’installer des outils technologiques ou de créer des espaces documentaires. Il faut investir dans les conditions sociales qui permettent à ces outils de produire du sens. Ce n’est pas la densité des fichiers qui rend une équipe performante, mais la fréquence, la fluidité et la qualité des interactions qu’ils suscitent. Il devient impératif de reconnaître et valoriser les rôles de passeurs : ces collaborateurs qui incarnent la mémoire vivante, facilitent les connexions, animent les apprentissages continus.
Le management de la connaissance doit se penser comme une culture, pas comme une infrastructure. Il s’agit de faire émerger des écosystèmes apprenants, où le savoir circule parce qu’il est incarné, reconnu, attendu, désiré.
Conclusion : la connaissance comme énergie partagée
Ce que cette recherche nous enseigne, c’est que la connaissance ne peut être dissociée de la relation. Elle n’est ni neutre ni inerte. Elle est un mouvement, une circulation, un levier de reliance. C’est dans l’alliance entre structure et échange, entre capitalisation et incarnation, que se construit la véritable agilité des équipes. Un savoir vivant est un savoir qui voyage entre les personnes, nourrit la décision, transforme les pratiques. C’est cette capacité à relier les outils aux humains qui fait la différence entre un collectif qui accumule et un collectif qui apprend.
🗞️ Par Luc Bretones, fondateur du groupe NextGen, institut de formation, coaching et conseil en management certifié qualiopi. Les équipes NextGen interviennent du comex, codir aux équipes opérationnelles pour améliorer leur performance et leur fonctionnement. Luc Bretones est chercheur en innovation managériale et co-auteur du livre "L'Entreprise Nouvelle Génération" qui s'intéresse aux dirigeants de 30 pays ayant mis en œuvre de nouvelles formes de gouvernance, réengagé leurs forces vives autour d'une raison d'être fédératrice ou encore expérimenté une innovation managériale majeure. Expert de l'innovation produit qu'il a dirigée pour le groupe Orange pendant plus de 6 ans, il se consacre désormais à ce qu'il considère comme la prochaine grande disruption : les nouvelles formes de management et d’impact.
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